Dès notre arrivée, nous poursuivons cette course en avant
et prenons un bus pour Taftan. Dans 10 heures maintenant, nous devrions être
à la frontière iranienne. Seuls touristes à bord de ce
bus douteux, nous rassurons les quelques passagers en déclinant nos identités,
religion et nationalité (!), avant de chercher la position la moins inconfortable
pour dormir. La nuit commence à tomber, la température baisse
rapidement. Nous nous emmitouflons dans nos sacs de couchage, et sombrons dans
un demi-sommeil peu réparateur. Les arrêts sont fréquents.
En dehors des nombreux contrôles policiers et militaires sur cette route
qui borde la frontière afghane, il faut compter avec les pannes et les
attentes d'autorisation de passage aux barrages routiers. On ne comprend pas
grand-chose et on essaye de dormir. Il est 8h quand nous atteignons Nokkundi,
petit village posé sur le bord de la route, perdu dans le désert
à quelques 124 kilomètres de la frontière. Nous interrogeons
le chauffeur :
- On fait quoi ici?
- On attend l'autorisation de passage, nous rassure-t-il.
Et une heure passe ainsi. Puis une seconde avant que le bus ne fasse demi-tour
de quelques centaines de mètres et stoppe sur un pseudo-parking, le long
de la route. Prenant notre mal en patience, nous emboîtons le pas à
la poignée de passagers restants, et descendons nous dégourdir
un peu les jambes, tandis qu'un homme commence à sortir tous les bagages
du bus!...
- Mais vous faites quoi, là?, nous inquiétons-nous, alors qu'un
attroupement d'hommes s'est formé autour de nous.
- On descend les bagages, le bus repart dans l'autre sens!
- Comment ça le bus repart! faisons-nous en sortant nos tickets. C'est
bien écrit Quetta-Taftan, là, non? pointons-nous du doigt.
- Oui, oui, mais pas de problème!
reprend un homme parlant mieux anglais que les autres. Il y a des taxis à
100 roupies pour rejoindre Taftan. Allez-y, montez! nous invite-t-il.
Nous concertant du regard, nous réalisons que nous sommes tombés
dans un piège. Nous sommes en territoire balouche, une tribu d'hommes
à la réputation rude et pas forcément très amicale.
Ici nous ne nous sentons vraiment pas les bienvenus. Seul le contenu de notre
porte-monnaie les intéresse et nous sommes coincés au milieu de
nulle part. Le bus vient de redémarrer. Nous sommes seuls au milieu d'une
bonne dizaines d'hommes qui n'attendent qu'une chose: que nous partions en taxi.
Une fois de plus, nous les prenons à contre-pied:
- Excusez-nous, mais nous avons payé le bus jusqu'à la frontière,
on va en bus! expliquai-je le plus calmement possible.
- Mais le bus ne repart qu'à 18h! sourit un conducteur de véhicule
qui voit déjà sa journée bien gagnée.
- OK, même si c'est dans deux jours, pas de problème, nous avons
le temps! rétorquai-je avec conviction.
Et, les sacs au dos, nous traversons le groupe d'hommes pour aller nous asseoir
plus loin, à l'abri du soleil.
- Putain, les enfoirés! lâchons-nous à demie voix. Des hommes
fiers les Balouches! Des bandits, ouais! ... Ils veulent nous emmancher? Ben,
ils vont voir que ça va pas être aussi facile que cela!
Plus modéré, Abdel qui n'en pense pas moins opterait plutôt
pour le dialogue. Et déjà il se lève pour tenter de renégocier
les tarifs auprès des taxis improvisés qui nous surveillent du
regard...
- Tu vas si tu veux toi, mais, nous, il n'en est pas question! campons-nous
sur nos positions. Ils vont aller se faire voir!
Et
une heure passe ainsi. Et les taxis reviennent à la charge tandis que
certains hommes essaient d'engager la conversation avec moi. -Caroline n'est
qu'une femme, et n'existe donc pas en tant qu'interlocuteur possible-. Têtu
comme un bourricot, je répète invariablement:
- On attend le bus! Il passe à 18 heures? Pas de problème!
Et comme ils commencent à me courir sur le système, je décide
de me dégourdir les jambes et prendre un peu la température dans
les deux-trois garages situés à quelques dizaines de mètres.
Assis en attendant le client, les hommes m'accueillent amusés. Et le
patron demande à un des employés les mains pleines de cambouis
de nous apporter le thé. Expliquant notre situation, ils ne prennent
évidemment position pour aucune des parties. En dehors des provocations
du style : "Je suis le frère de Ben Laden", un seul sujet semble
les intéresser: le sexe.
- J'ai six enfants car j'ai un gros sexe, claironne le patron, sous les rires
complices de son auditoire.
- Moi, j'ai deux femmes, renchérit encore un autre.
Alors que mon verre de thé n'est pas terminé et qu'il serait inconvenant
de les laisser là en plan tant le niveau m'afflige, je tente les sujets
'météo', mais visiblement, mes Alaingillotpétresqueries
ne les passionnent guère. Invariablement, la conversation dévie
en-dessous de la ceinture.
- Est-ce que c'est vrai que dans ton pays le sexe est libre? Alors tu fais l'amour
avec toutes les femmes?...
Redoublant de volonté alors que le thé est encore brûlant,
j'avale d'un trait mon verre, les remercie et prétexte une envie pressante
pour prendre congé de ces obsédés.
De retour auprès de Caroline et Abdel, nous cherchons une solution. Autour
de nous, les chauffeurs attendent que le fruit soit mûr pour le cueillir.
- Bon, Abdel, tu fais comme tu le sens, mais nous, on ne reste pas ici: on part
à pied! On va faire du stop, on verra bien.
- Alors j'viens avec vous! répond-t-il, finalement convaincu qu'il ne
faut pas céder.
- Mais allez-vous où? interrogent les chauffeurs, interloqués.
- En Iran! répondons-nous sans tourner la tête, le pas décidé.
- Mais c'est à 100 kms d'ici! s'exclament-ils d'un rire jaune.
- Eh bien et alors? Si on met trois jours, on mettra trois jours! concluons-nous
en leur tournant définitivement le dos.
A cette heure, nous n'avons aucune idée de la possibilité de faire
du stop ici mais nous sommes décidés. Nous savons qu'il nous est
impossible de rallier notre but à pied, mais nous croyons en notre bonne
étoile. Ce paysage lunaire nous rappelle étrangement celui de
l'outback australien... où le stop avait si bien fonctionné. Alors...
- A petit malheur, grand bonheur! lâche Caroline qui reprend ainsi une
de nos phrases favorites des moments les moins faciles.
A la sortie de Nokkundi, un camp de militaires appartenant à la 'Frontier
Corps' attire notre attention. Par-dessus le petit muret qui le sépare
de la route, nous engageons la conversation avec des militaires fort sympathiques
à qui nous leur racontons nos déboires. Et c'est grâce à
eux que, quelques minutes plus tard, nous nous retrouvons invités dans
un pick-up en direction du poste frontière
iranien! A moins d'un accident maintenant, la partie est belle et bien gagnée!
Nous sommes tout sourire, pas peu fiers de nous en sortir de telle manière,
une fois de plus.
A l'avant du véhicule, Caroline et Abdel écoutent du Jennifer
Lopez à tue-tête: les hauts-parleurs n'en peuvent plus! Quant à
moi, calé sur les bouteilles d'oxygène à l'arrière
du pick-up, le centimètre et demi de cheveux au vent, je profite béatement
du paysage qui défile à plus de 100 km/h. Autour de nous, tout
n'est que désert, stoppé à l'est par des montagnes qui
marquent la frontière avec l'Afghanistan.
Ces images seront les dernières de notre traversée très
'spéciale' du Pakistan. Un seul regret, et il n'est pas moindre: celui
de n'avoir rencontré ce pays dont tant de voyageurs nous ont fait l'éloge.
Ce n'était sûrement pas le bon moment, ni les bons lieux. Tout
ne peut pas être parfait!...
Comme une lettre à la poste, nous passons la frontière pakistanaise
vers 14h30. Il est 13h en Iran.
Yaca.net ®Un tour du monde avec nous - Textes et Photos©2000-2010 - Yaca - Tous droits réservés