On
nous avait prévenus: le lever ou baisser de drapeau à ce poste-frontière
est spectaculaire. Puisque nous sommes maintenant en règle, nous décidons
de rester dans cet endroit, somme toute peu accueillant, pour assister à
ce show de propagande grand-guignolesque. A quelques minutes du début,
le décor est posé. De chaque côté des grilles qui
enferment la ligne de frontière tracée au sol, le même spectacle
gratuit est proposé quotidiennement. Côté indien, hommes,
femmes et enfants s'installent dans l'ordre de leur arrivée. Ici, en
République Islamique du Pakistan, les femmes voilées sont d'un
côté, les hommes barbus de l'autre! (Enfin pas tous j'exagère.
Certains ne portent que la moustache.). Alors que quelques centaines de spectateurs
convaincus sont déjà installées, Caroline, qui essuie déjà
nombre de regards malsains, est invitée à rejoindre le côté
des femmes.
Sous la musique que crachent les hauts parleurs, les deux énergumènes
aux drapeaux de l'entrée jouent les Jean-Pierre Descombes locaux et chauffent
la foule. Agitant leurs drapeaux comme des automates, ils s'approchent de la
foule et lui fait hurler des slogans à la gloire du pays.
- Pakistan!
- Pakistan!
Même les enfants, venus par classes entières, sont invités
à donner de la voix, et reprennent comme un jeu, les " Pakistan!
" hurlés par un petit homme énervé, vêtu d'un
survêtement aux couleurs du pays. Plus tranquille, un petit vieux barbu
habillé d'une resplendissante djellaba vert pétante et d'un pantalon
blanc -étonnantes couleurs, non?...- agite toujours et encore son drapeau
frappé du croissant musulman.
Comme un écho, côté indien les "India, India"
se font entendre. Ce qui naturellement fait redoubler de volume nos amis pakistanais...
Dans les gradins, nous essuyons déjà les premières questions:
- Vous venez de quel pays? Vous êtes musulmans? Vous aimez mieux les Indiens
ou les Pakistanais?...
Côté femmes en revanche, Caroline échange des paroles beaucoup
moins stéréotypées, se voit offrir des boissons. Conformément
à ce que l'on veut nous faire comprendre, un monde semble en effet séparer
les deux sexes.
En habit d'apparat, un étrange éventail dressé sur le haut
du couvre-chef, les militaires attendent le départ. Bizarrement vêtus
de manière très similaire de chaque côté -auraient-ils
un passé commun??...-, ces acteurs entrent finalement en scène
de manière synchrone à 16h30 précises (15h30 heure indienne).
Et l'impressionnant -de ridicule- spectacle d'une demie heure débute
sous nos yeux ébahis. Identiquement de chaque côté de la
ligne de discorde qui fait encore couler tant de sang.
Sous les clameurs d'une foule fanatisée, un militaire décoré
comme un saint-cyrien avance à grands pas bruyants vers la double grille
qui le sépare de l'ennemi. Claquant des bottes pour impressionner l'adversaire,
ils hurlent des ordres, le regard figé, les yeux prêts à
tuer. Nous restons sans voix. De chaque côté, la foule s'invective
avec toutefois plus de conviction du côté masculin que féminin...
- Pakistan, Pakistan!
- India, India! percevons nous à peine tant le volume sonore de nos voisins
est élevé.
Après cette mise en bouche somme toute gentille, les gros méchants
vont s'affronter. Et toujours, comme un miroir, de chaque côté
des grilles, les mêmes gestes guerriers, les mêmes torses bombés
et les mêmes regards meurtriers. On vient maintenant
d'ouvrir les grilles, les frères ennemis vont pouvoir se défier.
La foule jubile. Le militaire indien n'est plus maintenant qu'à quelques
centimètres de son homologue pakistanais, seule la ligne au sol sépare
leurs chaussures. Ils s'échangent des regards haineux. S'ensuivent des
intimidations diverses et des simulacres de combats à mains nues. La
foule exulte... et nous croyons rêver devant tant de bêtise et de
ridicule.
Quelques longues minutes d'intimidation, chacun retourne dans son pays, avant
que les grilles ne soient claquées. La foule applaudit. Et le spectacle
se poursuit sur fond musical à la gloire du régime "Pakistan,
Pakistan!". Et nous arrivons au clou du spectacle : le baisser de drapeau
à proprement parlé. Enjeu d'une compétition journalière,
le jeu consiste à baisser sa bannière plus rapidement que l'ennemi.
Dans un bruit métallique, les grilles viennent de s'ouvrir pour la seconde
fois. De chaque côté, toujours parfaitement synchrones, deux hommes
marchent au pas à la vitesse grand " V', levant les pieds à
hauteur de la tête, impressionnant de souplesse. Le geste reste pathétique.
Dans cette cérémonie très codifiée qui se prolonge,
les deux hommes atteignent maintenant leurs drapeaux. Au même moment.
Au signal, s'engage alors le sprint. Sous les clameurs du public, dans des gestes
rapides, nous assistons aujourd'hui à la victoire pakistanaise. De notre
côté, la foule est aux anges. "Pakistan, Pakistan!"
En signe de provocation, le militaire indien fait alors maintenant durer artificiellement
le plaisir, déroulant les derniers tours de cordes à la vitesse
d'un escargot. Face à lui, le Pakistanais est planté au garde-
à- vous, tandis que l'autre semble s'amuser, prenant tout son temps.
Dans les gradins côté indien, les spectateurs sont conquis. Côté
pakistanais, malgré le triomphe, nous sentons la tension monter après
cette victoire tournée en ridicule par l'ennemi juré. Pour passer
les nerfs, la foule redouble de volume : "Pakistan, Pakistan!"
Les drapeaux soigneusement pliés en cadence, et remis à un second
larron que nous prenons pour le chef de meute, le spectacle touche maintenant
à sa fin. Dans cette compétition malsaine, nous venons de comprendre
en résumé l'instrumentalisation de la haine entre ces deux peuples
pourtant tellement similaires. La bêtise humaine est codifiée par
deux nations rivales sous nos yeux, choquante et ridicule à la fois.
Et les défis du regard se poursuivent avant que les grilles ne claquent
définitivement sous les hourras de la foule. Nous sommes estomaqués!
Quelques
derniers cris à la gloire du Pakistan et la cérémonie se
termine. Demain, on recommencera. Dans les gradins, nous ne sommes que cinq
étrangers. Et les mêmes questions de partout, comme si elles étaient
enseignée dans les écoles : "Vous venez d'où? Vous
êtes musulmans? Vous préférez l'Inde ou le Pakistan?".
Le test de la connerie ne fait que commencer. Et de subir les premières
leçons géopolitiques:" Les Indiens sont des terroristes,
bla-bla-bla, ....."
Durant cette demi-heure de mise en scène, nous sentons le fanatisme à
fleur de peau. Déjà de manière beaucoup plus tangible qu'en
Inde où jamais on n'a évoqué le pays voisin.
En signe de recueillement final, l'assemblée se déplace maintenant
jusqu'à l'extrême limite du territoire, bloquée par les
grillages de la ligne de démarcation. Un dernier pèlerinage en
somme.
C'en est assez pour aujourd'hui et d'ailleurs le dernier bus local pour Lahore
part dans quelques minutes. Sous les regards insistants , nous grimpons dans
le bus: femmes devant, hommes derrière, séparés par une
grille. "D'où êtes-vous? Préférez-vous les Indiens
ou les Pakistanais?"
Ça continue....
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