Pièce maîtresse de ce
régime, la prison de Tuol Sleng, baptisée du nom de code S-21,
fut ainsi le premier organe -et le plus secret- à être mis en place.
Comme nous arrivons dans la petite rue où elle se situe, nous sommes
tendus, graves. Derrière les murs de cette ancienne école, entourée
de murs protégés par des barbelés autrefois électrifiés,
des milliers de personnes ont trouvé la mort, victimes de tortures abominables.
Ceci s'est passé il y a seulement un peu plus de 20 ans.
Dès notre arrivée, nous nous assurons les services d'un guide
francophone, témoin de cette époque.
Spécialement aménagée pour interroger et exterminer les
éléments jugés anti-Angkar, c'est à dire contre-révolutionnaire,
cette enceinte close de 400x600 mètres verra plus de 17000 prisonniers.
Sept seulement seront retrouvés vivants à la libération
vietnamienne.
Frémissant déjà d'horreur dans ce lieu théâtre
de telles atrocités, notre guide nous décrit les bâtiments.
- Ici, se tenait la section administrative de la prison. De ce côté,
le bâtiment où avaient lieu les interrogatoires et les tortures.
De ce côté enfin, les cellules de détention. Le camp accueillait
en permanence 1200 à 1500 prisonniers.
Pour entrer ici, nul besoin d'être coupable de quelque délit que
ce soit. Être arrêté par les khmers Rouges signifiait être
coupable. Après la séance de photos anthropométriques et
l'immatriculation, chaque prisonnier devait rédiger son autobiographie
et donner les raisons qui l'avaient conduites à être arrêté.
Infaillibles, les Khmers Rouges ne pouvaient être remis en cause, sous
peine d'être accusé d'anti-révolutionnaire. De la pure démence.
Dans ce camp, plus de 2700 khmers rouges assuraient le fonctionnement, parmi
lesquels plusieurs sous-unités d'enfants âgés de 10 à
15 ans. Endoctrinés dès leur plus jeune âge, ces enfants
'dressés' pour la cause étaient spécialement sélectionnés
pour leur cruauté et leur absence de tout sentiment humain.
De salles en salles, nous pénétrons alors dans l'horreur la plus
absolue. Sur ces lits métalliques où la torture était pratiquée,
des pinces, des fils, une pelle. Au sol des tâches de sang ont taché
le carrelage. Au mur, une photo d'un cadavre torturé, prise par les Vietnamiens
lors de la libération du camp. C'est insoutenable.
Alors que nous entrons maintenant dans les cellules où les prisonniers
étaient enchaînés et réduits au silence, nous découvrons
les règles affichées sur tous les murs. Elles dépassent
l'entendement.
"RÈGLES:
1- Vous devez répondre à nos questions. Ne tenez pas de vous dérober.
2- N'essayez pas de nous cacher les faits en évoquant tel ou tel prétexte.
Il est formellement interdit de nous contredire.
3- Ne faites pas le malin: vous n'êtes qu'un type qui ose remettre en
cause la révolution.
4- Vous devez impérativement répondre à nos questions.
Sans délai ni perdre de temps à réfléchir.
5- Je ne veux rien savoir de votre part sur vos défauts ou sur la révolution.
6- Quand vous recevez des coups de fouet ou êtes électrisé,
il est interdit de crier.
7- Ne faites rien. Attendez nos ordres. S'il n'y a pas d'ordre, restez assis,
taisez-vous. Quand on vous demande quelque chose, vous devez le faire immédiatement
sans protester.
8- N'essayez pas d'accuser la République Populaire du Kampuchéa
( nouveau nom donné au Cambodge par les Khmers Rouges) pour masquer vos
mâchoires de traîtres.
9- Si vous ne vous pliez pas aux règles mentionnées ci-dessus,
vous serez fouetté avec du fil électrique.
10- Si vous désobéissez à un seul point de ce réglement,
vous serez puni de 10 coups de fouet ou 5 chocs électriques." (Traduction
personnelle d'un document rédigé en anglais)
Dans la salle attenante, des centaines de photos
issues des archives du camp sont exposées: hommes, femmes, enfants et
même bébés qui furent internés ici avant d'être
torturés à mort ou transportés au camp d'extermination
de Choeung Ek, distant de 15 kms. Fixant l'objectif d'un regard de défiance,
ces martyrs paraissent nous adresser un message qui dirait: "Témoignez
et ne nous oubliez pas!". Les murs résonnent encore des cris de
tous ces innocents. Nous sommes bouleversés mais pour la mémoire
de ces personnes, nous voulons aller jusqu'au bout. Le cauchemar, nous le visitons,
eux l'ont vécu.
Devant ce bâtiment d'où nous sortons maintenant, un portique.
- On y pendait ici les prisonniers par les pieds, la tête plongée
dans cette jarre où on vidait les excréments, nous décrit
notre guide d'une voix blanche . Et d'ajouter des détails qui nous sont
insupportables à entendre. Après une heure et demie de cette descente
en enfer, nous remercions notre guide et sortons, bouleversés par ce
que nous venons de voir et d'entendre. Ouvert en 1980, 'pour témoigner
de la barbarie humaine, condamner les crimes contre l'humanité, les crimes
de guerre et génocides', ce musée est un véritable cri
lancé au monde entier pour qu'il n'y ait 'plus jamais ça'; message
emprunté aux camps nazis transformés eux-mêmes en musées.
Apprend-on vraiment quelque chose de l'Histoire?.... On peut se poser la question.
Depuis le génocide perpétré par les Khmers Rouges, il y
a eu entre autres celui des Tutsis au Rwanda...
A la suite de cette visite peu ordinaire que
nous savions difficile, nous n'avons pas le cur à grand-chose.
Loin des merveilles d'Angkor, nous venons de côtoyer le pire de l'histoire
de ce pays. Histoire récente qui hante encore les mémoires et
a laissé des blessures qui mettront certainement des générations
à se refermer.
Pour beaucoup, le Cambodge aurait besoin d'un procès des responsables,
identique au procès de Nuremberg des Nazis. Mais tout ceci est très
compliqué... ou alors trop simple.
Depuis la mort du Frère de Sang n°1, alias Pol Pot, en 1998, tous
les anciens dirigeants rejettent sur lui l'entière responsabilité.
La Chine, qui a soutenu le régime, n'est pas favorable à un tel
déballage. Et de toute façon, Hun Sen, l'actuel premier ministre,
arrivé au pouvoir -pour longtemps semble-t-il- après forces manuvres
politiques, s'y est toujours opposé. Un détail? Hun Sen est un
ancien cadre du régime de Pol Pot...
Après tant de souffrance et malgré la pauvreté, le peuple
cambodgien enfin en paix veut oublier. Cinquante pour cent de la population
a moins de 15 ans, l'avenir est devant eux.
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