Mercredi
14 Mars
8h30: La vedette-catamaran qui compte une quinzaine de passagers, quitte Kourou,
direction les îles du Salut. Si la réputation de ces îles n'est plus à faire
et si elles portent une image plutôt négative, rappelons tout de même au passage
que le nom de ces îles volcaniques est lié à un événement très positif. Elles
servirent en effet de refuge à quelques centaines d'émigrants de la tristement
célèbre 'Expédition de Kourou' en 1764. Fuyant une tragique épidémie de fièvre
jaune qui décima la quasi-totalitéé de la population guyanaise, les seuls
survivants ne durent leur salut qu'à l'isolement de ces îles que la maladie
n'atteignît pas.
Si l'histoire commence plutôt bien, la suite des événements va rapidement
ternir - et ce pour longtemps - la réputation des ces îles, et de la Guyane
toute entière... Entachée d'une réputation de terre maudite après cette épidémie
ravageuse, la Guyane va devenir, sous la première république, le lieu de déportation
de prisonniers politiques. 193 prêtres réfractaires ouvrent ainsi la voie
en 1794...
Après l'abolition de l'esclavage en 1848, les esclaves noirs, qui furent rappelons-le
au passage les premiers défricheurs de cette possession française, fuient
et créent leurs premières communautés sur le fleuve Maroni. Mais le besoin
de main d’œuvre servile et gratuite fait alors cruellement défaut...
La France, qui veut mettre en valeur et exploiter cette terre que l'on dit
riche en or, va alors se mettre en quête d'une solution de rechange... qu'elle
trouvera rapidement! Les bagnes installés sur le territoire français commencent
à être gênants politiquement. Les éloigner convient vraiment à tout le monde...
Et la transportation des bagnes va être organisée à partir de 1852. C'est
ainsi que la terre maudite de Guyane va devenir le bagne de la France, synonyme
de l'enfer...
Des dizaines de
camps que la France implantera sur le territoire, les îles du Salut constituent
le premier site. Disposées en triangle, ces îles furent successivement appelées
'Îles du Triangle', puis 'Îles du Diable', en raison des forts courants marins
qu'elles présentent et qui rendent leur accès très difficile. Etendues sur
une superficie de 62 hectares, elles sont composées de trois îlots: l'île
du Diable, l'île Saint-Joseph et l'île Royale. Rachetées en 1965 par le CNES
(Centre National d'Etudes Spatiales) qui en assure le contrôle et l'entretien
conjointement avec les militaires.
Vers 10h00, c'est sur la plus accessible des trois que nous débarquons
: l'île royale. Nous sommes immédiatement surpris par l'aspect plutôt accueillant
des lieux. La végétation luxuriante, les fleurs, l'entretien soigné et les
premiers bâtiments que nous apercevons à flanc de colline donnent un aspect
très agréable au site. A l'ombre des arbres qui nous cachent du soleil de
plomb, on a presque du mal à croire que la vie ici ait pu être un enfer...
Remontant peu à peu l'étroit chemin qui grimpe jusqu'aux bâtiments pénitentiaires,
nous allons rapidement replonger dans la réalité du bagne. Pour ce, nous suivons
une très intéressante visite guidée de près de trois heures à travers les
bâtiments, ou plus exactement ce qu'il en reste.
Avec ses 400 bagnards
dans leur si caractéristique costume blanc rayé de rouge, l'île Royale centralisait
les services administratifs du bagne. Egalement dotée d'un hôpital, certains
détenus jouissaient ici d'un véritable régime de faveur. Prisonniers de droit
commun et bagnards 'dociles' travaillaient pour la plupart au service du nombreux
personnel administratif vivant sur l'île avec leur famille.
Si les conditions de détention pouvaient parfois approcher la 'semi-liberté'
(Le si célèbre Guillaume SEZNEC était successivement bedeau à l'église et
chargé du sémaphore), les cellules collectives où les bagnards passent la
nuit restent des lieux qui ramènent à la dure réalité. Dès la fermeture des
grilles, les prisonniers sont laissés à eux-mêmes, surveillés depuis l'extérieur
par 25 'porte-clés', ces mouchards qui ont gagné la confiance des gardiens.
Dès la nuit tombée, dans le silence, les plus anciens qui sont les 'sages',
règlent les conflits. Dans un tel milieu, les règlements de compte sont fréquents
et les assassinats par strangulation ou égorgement ne sont pas rares. Au petit
matin bien entendu, personne n'a rien vu ni entendu... L'administration ferme
les yeux. Des bagnards qui se tuent entre eux, ça n'est vraiment pas un problème!
...
A l'écart, quelques cachots, clairs pour certains (c'est à dire à
barreaux), noirs pour les autres ( sans aucune lumière), permettent de casser
les plus durs. Dans ces trous à rats de 6 m2, le régime au pain sec et à l'eau
tue ces hommes très rapidement. Certains sombrent alors dans la folie, et
rejoignent alors les cages de l'asile. Et le traitement est simple. Pour les
fous 'gentils', on attache le bagnard et on le nourrit en attendant que ça
s'améliore. Les fous 'méchants' subiront le même traitement, la nourriture
en moins... Quelques jours plus tard, on jette le corps aux requins qui pullulent
autour de l'île. Une place vient alors de se libérer. Ainsi s'écoule la vie
d'un bagnard...
Impressionnés par un lieu pareillement chargé d'histoire, nous faisons le
tour de l'île, nous laissant guider par le hasard, alternant marche et pauses,
à quelques pas d'une mer aux courants particulièrement violents. Partout présents,
les agoutis, de gros rongeurs bizarrement faits, courent de toute part à notre
approche, tandis que dans les arbres de la partie la plus sauvage, des singes
nous étonnent par leur agilité exceptionnelle.
Cherchant un endroit abrité pour poser nos hamacs pour la nuit, nous trouvons
finalement refuge dans l'ancien asile du bagne, dont la couverture vient d'être
refaite pour protéger les derniers bâtiments qui peuvent encore être sauvés.
Seuls au premier étage de cette bâtisse, nous préparons notre dîner tandis
que les rouleaux frappent la côte Est de l'île, 1OO mètres en contrebas.
Jeudi 15 Mars.
Quittant notre perchoir aux aurores alors que des légionnaires défrichent
à la tronçonneuse au pied de notre 'hôtel', nous nous dirigeons vers l'embarcadère,
à l'abri au sud. Au passage, à quelques centaines de mètres, l'île du Diable
nous présente la maison dans laquelle Dreyfus passât 4 ans de sa vie, reclus.
Inhospitalière au point de n'offrir de mouillage sécurisant, cette île réservée
aux prisonniers politiques était jadis reliée à l'île Royale par un téléphérique.
Elle n'est pour l'heure, et nous le regrettons, pas visitable. Pour la petite
histoire, la maison où vécut celui qui fût condamné pour trahison à la nation
est actuellement classée monument historique.
Vers 11h00, Eric, un 'voileux' professionnel
vient nous récupérer pour le retour. Seule possibilité offerte pour visiter
l'île St Joseph, nous nous sommes autorisés ce petit extra (300 frs le retour
pour 2) en nous promettant de manger des pâtes le temps nécessaire au renflouement
des caisses! La 3ème et la pire des îles du Salut, vous entrez ici dans le
véritable enfer du bagne. Réservée à la réclusion, elle était également surnommée
'l'île du silence' en raison de l'interdiction de communiquer qui était ici
la règle absolue. A l'inverse des deux autres, l'île St Joseph n'a fait l'objet
d'aucune réhabilitation. Abandonnée à la nature qui a rapidement repris ses
droits, nous visitons ces imposants bâtiments où étaient encagés individuellement
les durs de durs et les évadés que les autres régimes de détention n'avaient
pu mater. Ravagées par le temps, la végétation et les racines extravagantes
des arbres qui en ont explosé les murs, les cellules réussissent encore à
crier la souffrance des hommes qui les ont occupées. En arpentant ces lieux,
nous avons la chair de poule en imaginant une réalité pas si lointaine que
cela.
En contrebas, à quelques mètres de la mer, un cimetière abandonné est en ruine.
Sur les quelques plaques que nous déchiffrons, des noms d'enfants, de femmes
et de gardiens de l'administration pénitentiaire. De forçats, nulle trace.
La mer a fait son oeuvre.
Il est 16h30 quand
nous montons à bord de l'Albatros, la tête encore pleine d'images terribles.
Pendant les 100 ans d'existence du bagne (qui sera fermé en 1947), 70000 bagnards
seront ainsi déportés. 50000 y mourront.