Montant
à notre tour les 276 marches qui conduisent jusqu'à l'intérieur
du temple dédié à Murugan, c'est une ambiance de folie
qui nous accueille. Perçant la pénombre, des projecteurs éclairent
d'une lumière crue cette immense cathédrale où sont présents
plusieurs milliers de personnes. Ajoutant à la confusion et au vacarme
ambiant, la sonorisation diffuse des musiques indiennes. Tout au fond, dans
la seconde salle accessibles par quelques marches, quelques statues très
kitsch de la mythologie hindoue reçoivent les prières de quelques
fidèles recueillis. Mais le "spectacle" n'est pas là,
il se situe ici, tout près de nous! En flot continu, les dévots
arrivent toujours et encore, terminant ici leur chemin de croix ... et de folie!
A bout de force, certains d'entre eux tiennent à peine sur leur jambes.
Soutenus par des proches qui les accompagnent, ils sont allés au delà
d'eux-mêmes.
Ici, plus que nulle part ailleurs sur le parcours, les états de transes
nous impressionnent. Râlants, la bave aux lèvres, jouant avec leur
langue colorée de rouge qu'ils font tourner, tremblants de tout leur
être ou gesticulant comme des pantins, les hommes et les femmes que nous
voyons sont pour nous des extra-terrestres. Masqués par l'écran
de nos appareils photos, nous nous protégeons ainsi d'une réalité
trop forte, presque insupportable.
Femme et son enfant
pendant sa transe
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Femme et son enfant
après sa transe |
Devant nous maintenant, un homme encore en transe joue les désensorceleurs, riant bruyamment, faisant des gestes mystérieux autour de cette femme avant de la toucher à la tête. Immédiatement, la femme qui était voici quelques secondes encore comme hors de son corps, s'écroule inconsciente, aussitôt supportée par les deux hommes qui l'encadrent. Dans l'instant qui suit, prise de convulsions accompagnées de violentes crampes aux jambes, la femme revient à la réalité dans des souffrances qu'elle ne peut cacher. Sous des massages vigoureux, elle se relèvera quelques minutes plus tard, totalement transformée. Redevenue parfaitement 'normale', nous avons du mal à reconnaître cette femme dégoulinante de bave, les yeux révulsés d'il y a à peine dix minutes. Comme sortie d'un cauchemar dont elle ne se souvient pas, elle nous gratifie d'un ravissant sourire alors qu'elle s'installe à côté de nous. Nous croyons être plongés dans le célèbre roman de Stevenson...
Comme
subjugués, nous allons ainsi assister à des dizaines de sorties
de transes, toutes à peu près comparables. Reprenant le contrôle d'eux-mêmes,
les dévots déments sont méconnaissables. A moins qu'ils
ne restent inconscients... comme celui-ci qui sera bientôt évacué
d'urgence par un service joint du Croissant Rouge et de la Croix Rouge...
C'est dans le temple qu'ont également lieu le 'déharnachement'
des dévots couverts d'hameçons. Un à un, méthodiquement,
d'un coup sec et rapide, les hameçons sont retirés du corps. Sans
trace de sang, la peau porte nettement les marques du traumatisme qu'elle vient
de subir. Portant parfois le masque de la douleur, sans un cri, sans un mot,
les dévots subissent cette dernière 'torture' stoïquement,
sous les yeux des proches admiratifs qui crient une dernière fois des
imprécations à l'attention de Murugan : "Vel Vel, Vel Vel!".
Avant de quitter ce théâtre hors de toute imagination, nous assistons
à l'extraction des 'Vel', ces piques métalliques qui traversent
la bouche, doublées parfois d'une seconde aiguille qui transperce la
langue pour la maintenir à l'extérieur de la bouche. D'un geste
habile et rapide, l'homme de confiance libère 'son' dévot de cet
instrument barbare, signe de dévotion.... Appliquant maintenant une poudre
rougeâtre sur les plaies que nous voyons à peine saigner, la 'blessure'
est immédiatement cachée sous un bâillon de couleur rouge.
Le dévot n'a pas bougé ni manifesté de signe quelconque
d'émotion. La foi transcende la douleur.
Il
est 19h quand nous décidons de mettre un terme à 'notre' Thaïpusam
et grimpons dans un bus pour le centre de Kuala Lumpur. Abasourdis par ce à
quoi nous venons d'assister, des images plus fortes les unes que les autres
défilent encore devant nos yeux. Même si nous ne sommes pas dupes
de la surenchère actuelle et du côté spectacle de cet événement
unique au monde, nous réalisons ce que la foi peut amener des hommes
à faire. Mais comment peut-on, au nom d'un Dieu, atteindre un tel degré
d'inhumanité? La folie des hommes n'a semble-t-il pas de limites... Nous
ne comprenons pas... et ne comprendrons sûrement jamais!
Et pourtant, comme des candides nous nous mettons à rêver en imaginant
toute cette énergie, toute cette abnégation et ce don de soi au
service d'une cause positive et concrète... Des montagnes pourraient
être déplacées, un peu comme cette légende hindoue,
cette doctrine religieuse qui "prône la simplicité et met
en avant les valeurs de discrétion et d'abnégation", d'après
le peu de connaissances que nous avons. Mais
nous avons dû mal lire...