Dans
l'habituelle confusion qui suit l'atterrissage, nous demeurons assis quelques
minutes en laissant passer l'orage.
- Ça y est, on y est ! me lance Caroline, les yeux brillants d'excitation.
- … Pas tout à fait… Le cadeau est là, mais le papier n'est pas entièrement
développé…
- Te v'là poète, maintenant !?...
Un semblant de calme retrouvé,
nous nous levons enfin pour saisir nos bagages à mains du compartiment cabine.
A nos côtés, une jeune femme tenant un enfant dans ses bras, tente en vain de
saisir un imposant bagage à roulettes.
- Je peux vous aider ? propose Caroline en espagnol.
- Con mucho gusto ! répond la jeune femme avec un sourire charmant. C'est lourd,
poursuit-elle. J'ai beaucoup de bagages, des cadeaux d'Espagne, pour ma famille,
enchaîne-t-elle.
- Vous venez d'Espagne ?
- Oui, j'habite à Madrid, mais je suis née ici. Je suis Pascuane. Je m'appelle
Marisol, et toi ?
Tandis que l'appareil tarde -comme d'habitude !- à se vider, Caroline et Marisol
discutent comme deux amies… Pleine d'énergie, sa bonne humeur et son enthousiasme
nous charment immédiatement.
- Ça fait 4 ans que je ne suis pas revenue chez moi ! L'île de Pâques
me manque… Et vous, vous connaissez quelqu'un ici?
- Non, pas vraiment, nous sommes de vrais touristes ! avoue Caroline
- Et vous dormez où ce soir ?
- … On ne sait pas encore. Peut-être à l'aéroport ... ou on va planter notre
tente quelque part, on va voir…
- Eh bien, venez chez moi si vous voulez ! On va bien trouver une petite place
dans le jardin !
Trop heureux de saisir une occasion pareille, nous acceptons avec joie ce premier
pied à terre. Cette première main tendue est pour nous un 'signe'. Alors que
nous n'avons pas foulé le sol de ce caillou volcanique qui a fait couler tellement
d'encre, nous savons que le rêve va devenir réalité : cette île nous plaît déjà
! Plus étrange encore est le sentiment qui nous envahit quand nous posons le
pied sur Rapa Nui. Loin d'être sensibles aux discours mystiques et autres théories
para naturelles, nous avons pourtant tous les deux la sensation que nous venons
d'arriver dans un lieu 'spécial', où il se passe quelque chose, inexplicable
sentiment partagé que nous nous avouerons quelques jours après.
Pas d'apparition ou de miracle à dénoncer, seulement peut-être un joli travail
du psychisme qui transforme une volonté en réalité. Qui sait ? Dans ce minuscule
aéroport où la réception des bagages se fait dans la confusion et les effusions
des familles et amis venus accueillir les leurs, le sourire et les quelques
larmes d'émotion de Marisol embrassant sa maman nous donnent un pincement au
cœur. Présentés comme des amis, nous n'échappons pas aux embrassades et au rituel
des colliers de fleurs fraîches -coutume importée de Polynésie- que nous arborons
fièrement sur nos polaires défraîchis pas les mois de route.
-Nous habitons juste en face, nous indique Irène, la jeune maman de Marisol.
La cinquantaine, coquette, son sourire de bienvenue parle mieux que tous les
discours.
- Voilà, nous y sommes ! précise-t-elle après quelques minutes de marche. Là,
c'est la maison de mon fils aîné, derrière c'est un autre, et puis là, c'est
ma maison. Comme nous pénétrons dans cette petite propriété où une dense végétation
sépare les modestes habitations, Irène s'excuse de ne pouvoir nous offrir meilleur
cadre.
-
Installez-vous où vous voulez ! Les toilettes sont ici. Et si vous avez besoin
de quelque chose, venez frapper, insiste-t-elle. Excusez-moi, mais ce soir on
fête l'arrivée de Marisol. Si vous voulez vous joindre à nous.. termine-t-elle
en s'éloignant, tandis que la musique retentit déjà de la maison du fils aîné.
Même si l'invitation est sincère et l'envie de découvrir les Pascuans d'aujourd'hui
est très forte, nous préférons ne pas troubler ces retrouvailles familiales
par notre présence et les laisser à leur intimité. Le ciel menaçant nous fait
finalement opter pour le hamac que nous tendons sous un semblant de remise protégée
par quelques tôles ondulées. Pluie et toile de tente ne font jamais bon ménage...
Soucieux de notre confort, un des fils nous amène bientôt une lampe qu'une rallonge
électrique plus ou moins douteuse alimente…
- Vous serez mieux avec ça ! nous lance-t-il en s'éclipsant aussitôt, presque
gêné d'être entré 'chez nous' !
- Merci, et bonne soirée !
- Bonne nuit à vous !
Il est 23h15 comme nous nous couchons. Derrière nous, la musique des retrouvailles
joue à plein et les rires et conversations vont bon train. A nos pieds, sous
nos hamacs, des poules et des coqs semblent troublés par notre intrusion. Mais
nous sommes déjà loin et, les yeux ouverts, nous pinçant presque pour nous persuader
que nous ne rêvons pas, nous avons du mal à réaliser. Ça y est, le rêve
est bien devenu réalité : nous sommes à l'Île de Pâques.
Il n'est pas 4h ce matin quand
la basse-cour de ce jardin familial confus entame les procédures de réveil
'Cocorico' !
- Ouais, je comprends que vous êtes contents de nous accueillir les gars, mais
si on remettait les représentations plus tard, ça ne nous gênerait pas !
- Cocorico ! Cocorico !
Bon, OK, apparemment ils ne savent pas l'heure, les coqs pascuans ! Allongés
dans nos hamacs, nous finissons tant bien que mal cette première nuit sous des
tôles qui nous protègent de la pluie qui tombe maintenant. La température s'est
du reste rafraîchie et nous supportons sans peine nos sacs de couchage inutiles
à Santiago.
- Caro, tu dors ?
- Hum ?
'Cocorico !' poursuit un coq ado dont le chant incertain traduit une montée
hormonale... Les plus mâles surenchérissent de toute leur puissance, ridiculisant
le jeune à voix de chapon !… Malgré le déficit de sommeil que j'accuse, je finis
par me marrer tout seul dans mon sac.
Vers 7h30, tandis que nous faisons nos sacs, Irène, la mine fatiguée, vient
nous saluer.
- On a fait la fête toute la nuit, s'excuse-t-elle. Bien dormi ?
- Oui, très bien, mentons-nous par sympathie.
- Alors venez prendre un café à la maison !
Une demi-heure plus tard, malgré l'offre de rester qui nous est faite, nous
remercions donc comme il se doit Irène et Marisol avant de partir à pied sous
une pluie nourrie. Le temps a beau ne pas être de la partie, on se sent bien,
comme si ce lieu nous était déjà familier.